Le grand débat national a officiellement débuté le 15 janvier. Plus de 500 réunions sont d’ores et déjà programmées d’ici le 15 mars prochain. Le président de la République entend ainsi aller à la rencontre de plusieurs milliers de maires, à travers nos treize régions, comme il l’a déjà fait en Normandie et en Occitanie. Ce dernier ne cesse de répéter, à travers ses très longues prestations, que tous les sujets peuvent et doivent être évoqués. Néanmoins, il en est un, qui n’apparaît pas, ou, au mieux, qu’en filigrane : celui de nos choix en matière de politique étrangère et de défense. La seule question qui y a eu trait, lors du deuxième « stand-up » présidentiel à Souillac, dans le Lot, concernant notre engagement en Syrie et notre solidarité vis-à-vis des populations et combattants kurdes — à la suite du retrait programmé des forces américaines — n’aura eu qu’une réponse aussi brève qu’alambiquée !
Pourtant, ces sujets, qui sont au cœur de l’action de l’État, sont ceux que les Français pourraient légitimement interroger, au regard notamment de l’engagement coûteux en moyens (plus d’un milliard d’euros par an) et en vies humaines (plus de 20 morts depuis notre engagement « bicéphale » contre le terrorisme) de nos forces armées au Levant et dans la bande sahélo-saharienne. Il est vrai que la mobilisation des gilets jaunes, qui n’a cessé de grossir depuis novembre dernier, n’évoque, en effet, que peu ces thèmes, pourtant consubstantiels à la nécessaire « prise de pouls » des Français que ce grand débat national ambitionne de réaliser.
S’il s’agit bien de trouver les mots justes et de définir les bonnes modalités d’action pour reconstruire notre « pacte social », mis à l’épreuve par plusieurs décennies de décisions hasardeuses ou manquant d’ambition réformatrice, alors il semble plus que légitime de faire aussi le bilan de notre politique étrangère et de sécurité. Ne serait-ce qu’au regard des approximations qu’il revêt, faute, justement, de ce sain débat.
Les interprétations « biaisées » autour du Pacte de Marrakech, portant sur les « migrations sûres, ordonnées et régulières », s’étaient, du reste, invitées dans le débat public des dernières semaines. Loin de toute rétrocession de l’Alsace-Lorraine à Berlin ou d’abandon de notre siège comme membre permanent du Conseil de Sécurité des Nations Unies, les mêmes velléités de manipulation circulent déjà quant à la signature, le 22 février prochain, à Aix-la-Chapelle, d’un nouveau Traité de l’Élysée (venant remplacer celui datant du 22 janvier 1963, entre le chancelier Konrad Adenauer et le président Charles de Gaulle) !
Le calendrier semble pourtant justifier, pour le président de la République, un appel à la mobilisation générale : la France assure, depuis le 1er janvier, la présidence du G7. Elle présidera, du reste, en mars prochain, le Conseil de Sécurité de l’ONU, avant de céder sa place, en avril, à l’Allemagne.
Plusieurs sommets devraient également ouvrir ce débat, éminemment démocratique, au-delà des seuls cénacles diplomatiques. En juin, à Marseille, autour de la relance du projet fédérateur euro-méditerranéen, soit dix ans après la création — en juillet 2009 — de l’Union pour la Méditerranée. Attention, tout de même : à force d’appeler la société civile à être au cœur de cette relance, personne ne devrait s’étonner que celle-ci s’exprime bruyamment de n’y être, in fine, associée que marginalement…
Il en sera question, fin août, à Biarritz, autour de cette nouvelle « grammaire des relations internationales » que notre président ne cesse de brandir comme moyen de revitaliser un système multilatéral qui, 74 ans après la création de l’ONU, donne bien des signes de fatigue, que d’aucuns n’hésitent d’ailleurs plus à traduire en gage de remise en cause. Le risque de la convergence des revendications, certes hétérogènes, des gilets jaunes, qui ont fait des émules un peu partout en Europe (Hongrie, Belgique, Pays-Bas, Espagne), pourrait porter ombrage à la grande messe réunissant les sept économies les plus dynamiques.
Peut-être, du reste, est-ce sous présidence française que le G7 se transformera en G10, avec l’arrivée du Mexique, de l’Inde et de l’Australie, consacrant le nouvel axe stratégique et militaro-industriel « indo-pacifique » ?
Les coups de boutoirs à la stabilité internationale que Donald Trump s’évertue à mettre en branle suffiraient, du reste, à justifier un débat national quant à la manière dont la France devrait réagir, si nous ne voulons nous laisser entraîner dans de futurs conflits qui ne reflètent guère nos intérêts stratégiques. Il en va, symboliquement, de la remise en cause — en mai dernier — de l’accord sur le nucléaire iranien (JCPOA du 14 juillet 2015), conquis de haute lutte par tous les protagonistes (États-Unis, Russie, Chine, France, Grande-Bretagne, Allemagne, UE, et bien sûr l’Iran), qui cache, en réalité, de moins en moins bien, de dangereuses velléités bellicistes à l’encontre de Téhéran, émanant du président américain, de ses proches conseillers va-t-en-guerre et de ses alliés de circonstance que sont Israël et l’Arabie Saoudite.
La parole présidentielle fut pourtant prolixe sur le thème des affaires étrangères, durant les 19 premiers mois de ce mandat : discours aux ambassadeurs, discours prononcé lors des 73e et 74e Assemblées générales des Nations Unies en septembre 2017 et 2018, « facéties » oratoires présidentielles répétées autour d’une plus grande convergence européenne en matière de politique étrangère et de sécurité commune (PESC) et de politique de sécurité et de défense commune (PSDC), comme ce fut le cas à Athènes sur la colline de la Pnyx en septembre 2017, à la Sorbonne quelques jours après, ou encore, plus récemment, devant les parlementaires européens et au Bundestag, à Berlin, le 18 novembre dernier. Pourtant, le président est de plus en plus seul à appeler de ses vœux cette armée européenne, qu’il est, du reste, le seul à oser nommer comme telle.
Depuis quelques semaines, sa parole s’est faite plus discrète en la matière. Le déplacement que le président devait faire en Arabie Saoudite, en novembre dernier, aurait de toute évidence été compliqué à assumer publiquement, auprès d’une opinion publique outrée par l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi !
Du reste, les prochains déplacements du président de la République prévus par l’Élysée risquent de faire passer les dernières semaines de mobilisation des gilets jaunes pour un long fleuve tranquille.
En Turquie — sur fond de tensions sur les dossiers syriens et l’épée de Damoclès de la pression migratoire que le président Erdogan n’hésite pas à brandir au gré de son courroux à notre égard, à l’instar de la question kurde ; en Serbie — sur fond de bévue protocolaire aux dépens du président Vucic, le 11 novembre dernier ; en Égypte — alors que le président Al-Sissi a quelques divergences d’appréciation sur les dossiers qataris, yéménites, libyens et palestiniens, et ce, malgré l’occasion festive du 150e anniversaire du Canal de Suez et d’année culturelle France-Égypte.
Il est vrai aussi que cette année, la « crise » née des revendications des gilets jaunes privera les ambassadeurs d’une cérémonie des vœux au Corps diplomatique, qui avait, l’année dernière, permis au président de la République d’expliquer où se situaient les « lignes rouges » en Syrie… Quatre mois plus tard, la France frappait le territoire syrien !
Beaucoup réclamaient, déjà, un débat plus large que le seul contrôle parlementaire de nos opérations extérieures (OPEX) quant à la légitimité et la portée de cette action militaire, du moins au-delà de celui qui eut lieu, selon l’article 35 de notre Constitution. Les récents vœux présidentiels aux forces armées, à Francazal, près de Toulouse, auront été, en comparaison, nettement plus « nébuleux » quant au devenir de notre alliance militaire et convergence diplomatique avec les Kurdes, désormais seuls face aux menaces turques, alors que tout doit être mis en lumière, sans faux-semblants, afin d’éviter une confrontation militaire avec notre allié au sein de l’OTAN !
Le président ne se rendra pas, non plus, dans quelques jours, au Forum économique de Davos, en janvier, ou, en février, à la conférence annuelle sur la sécurité de Munich. C’était pourtant, précisément à Davos, l’année dernière, qu’il avait tenu à tracer les contours d’un nouvel ordre international, qui se doit d’être plus représentatif de la montée en puissance de nations émergentes et plus solidaire avec les États qui ambitionnent d’y parvenir, à l’instar des 54 pays du continent africain.
Le président de la République, que l’on a souvent dépeint en « maître des horloges », a pourtant un agenda qui lui serait des plus favorables pour s’accaparer et appréhender de manière plus « inclusive » le thème de notre action extérieure.
En mettant en péril l’existence même de notre système de sécurité collective, en brandissant régulièrement le départ des États-Unis de l’Alliance Atlantique, le président américain, Donald Trump, nous offre une excellente occasion d’ouvrir un vrai débat démocratique quant à l’efficacité même de l’OTAN.
Occasion idoine, du reste, de mettre en exergue la question de notre nécessaire autonomie stratégique, de la pérennité militaire d’une alliance née, en 1949, sur les fonts baptismaux d’une guerre froide désormais derrière nous. L’utilité d’un tel débat — mettant en exergue les notions de solidarité et de subsidiarité en matière de politique étrangère et de défense européenne — serait, à quelques mois des élections européennes de mai prochain, l’occasion idéale de sonder les Français.
Ces derniers réclament, du reste, ce type de débat, en mettant systématiquement en avant la question de la souveraineté, de la puissance, des réponses fermes et fortes à adopter face aux « incertitudes » stratégiques à l’est de notre continent. Ce sont, là, d’ailleurs, des enjeux transcendant très largement les clivages politiques.
Par ailleurs, l’année 2019 sera aussi une année aux enjeux électoraux déterminants pour nos orientations diplomatiques traditionnelles, à l’instar de celles qui se dérouleront au Sénégal et au Nigeria, en février ; en Ukraine et en Algérie, en mars et avril ; en Tunisie, et théoriquement en Libye et en Afghanistan, d’ici décembre 2019.
La prochaine édition du Forum mondial « Normandie pour la Paix », à l’invitation du président de la région Normandie et ancien ministre de la Défense, Hervé Morin, à l’occasion du 75e anniversaire du débarquement du 6 juin 1944, serait l’occasion parfaite pour amplifier et étayer ce dessein interactif, participatif et de facto éminemment citoyen.
Nombreux sont les Français qui attendent ce geste. C’est le cas, entre autres, de tous ceux qui œuvrent au rayonnement de la France, à la défense et à la promotion de ses intérêts, avec détermination, professionnalisme et abnégation, au péril de leur vie et au mépris des réductions budgétaires qui les touchent, le plus souvent, en priorité. Les coupes budgétaires dans les budgets militaires, en réponse aux doléances des Français mises en lumière à travers la mobilisation des gilets jaunes, ne devraient pas faire exception, encore une fois.
Pour toutes ces raisons, Monsieur le Président, enfilez votre gilet « bleu, blanc, rouge » et ouvrez le nécessaire débat quant aux orientations que devraient revêtir notre politique étrangère et de défense. Cela concerne chacun d’entre nous.
Emmanuel Dupuy