L’autocéphalie octroyée à l’Église ukrainienne a fait la une de la presse internationale en soulevant un aspect du conflit qui jusqu’à présent n’était discuté que dans les milieux spécialisés. Sans surprise, deux lectures des événements s’affrontent. D’un côté, Moscou s’insurge contre cette décision qu’elle considère n’être qu’un geste politique visant à couper encore plus les liens entre la Russie et l’Ukraine. De l’autre côté, la plupart des chancelleries occidentales ont acclamé la création d’une nouvelle Église orthodoxe indépendante de Moscou, accusée de jouer un rôle négatif en Ukraine.
Le 3 février 2019, Iepifani a été intronisé premier patriarche de l’Église orthodoxe d’Ukraine, un titre que peu d’Églises orthodoxes reconnaissent pour le moment. L’IVERIS s’est entretenu de la situation théopolitique avec le spécialiste ukrainien, Dmytro Vovk, afin d’apporter une plus grande lumière sur un sujet complexe qui n’a pas fini de bouleverser le monde de la politique religieuse. Conflit, politique et religion sont au menu de cet entretien.
IVERIS : Cher professeur Vovk, avant que le patriarche de Constantinople n’octroie l’indépendance à l’Église ukrainienne envers l’Église orthodoxe russe, il y avait trois Églises orthodoxes en Ukraine : l’Église orthodoxe ukrainienne-Patriarcat de Kiev (UOC-KP), l’Église orthodoxe ukrainienne-Patriarcat de Moscou (UOC-MP) et l’Église orthodoxe ukrainienne autoproclamée autocéphale (UAOC). Cette indépendance signifie la création d’une nouvelle Église, l’OCU, dont nous reparlerons plus tard. Pourriez-vous nous dire ce qu’il est advenu de l’Église orthodoxe ukrainienne-Patriarcat de Kiev (UOC-KP) et de l’Église orthodoxe ukrainienne autoproclamée autocéphale (UAOC) ? Ont-elles fusionné leur clergé et leurs paroisses ?
Dmytro Vovk : La situation doit être analysée selon deux perspectives, celle du droit canon et celle du droit laïc. Bien que je ne sois pas un spécialiste en droit canon, l’UOC-KP (Patriarcat de Kiev) et l’UAOC (autoproclamée autocéphale) n’existent plus au regard de celui-là. Ces deux Églises ont été dissoutes lors du conseil unifié (Sobor) et leur clergé, avec certains membres du clergé de l’UOC-MP (Patriarcat de Moscou) ont établi la nouvelle Église orthodoxe d’Ukraine (OCU). La situation est différente au regard du droit laïc. La Métropole de Kiev, à savoir l’entité dirigeante de la nouvelle Église orthodoxe d’Ukraine (OCU), a été enregistrée à la fin du mois de janvier. Cependant, les communautés de l’UOC-KP (Patriarcat de Kiev) et UAOC (autoproclamée autocéphale) n’ont pas été dissoutes ou réenregistrées comme communautés religieuses appartenant à la nouvelle OCU, ni même intégrées de facto au sein de l’OCU. Au cours des deux derniers mois, 150 communautés de l’UOC-MP (Patriarcat de Moscou) ont décidé de changer de juridiction et ont rejoint l’OCU, mais en réalité, tel que je le comprends, elles ont rejoint l’UOC-KP (Patriarcat de Kiev) sous contrôle d’un évêque en charge appartenant à l’UOC-KP (Patriarcat de Kiev).
La situation se régularisera bientôt. Néanmoins, même si les choses se clarifient au niveau légal, cela ne signifie pas que tout se résoudra sur le terrain. Imaginons par exemple que les dirigeants de la nouvelle Église décident de fusionner les paroisses de l’UOC-KP (Patriarcat de Kiev), de l’UOC-MP (Patriarcat de Moscou) et de l’UAOC (autoproclamée autocéphale) dans un même village et de n’y créer qu’une seule paroisse. Vous pouvez facilement imaginer que des querelles surviendront entre les prêtres de ces différentes paroisses au sein du même village. Il est donc probable que des paroisses vont nominalement être transférées au sein de la nouvelle Église, mais qu’elles continueront à exister séparément.
IVERIS : En 1594, l’Église ukrainienne uniate a été créée suite aux jeux d’influence entre Rome et Moscou en Europe centrale. L’Église uniate observe les rites orthodoxes mais est rattachée au pape catholique, c’est donc la raison pour laquelle elle est appelée l’Église gréco-catholique. Lors de la rencontre à Cuba entre le pape François et le patriarche russe Kirill en 2016, les deux pontifes ont condamné l’uniatisme comme moyen de rapprocher les Églises orthodoxes de l’Église catholique. Comment a réagi l’Église gréco-catholique ukrainienne (UGCC) à l’annonce de la création de l’Église orthodoxe d’Ukraine ?
DV : Tout d’abord, je voudrais éclaircir un point de langage. En Ukraine, le mot « uniate » n’est plus utilisé que parmi la branche radicale de l’UOC-MP (Patriarcat de Moscou) pour désigner de façon péjorative l’Église gréco-catholique. Le chef de l’Église gréco-catholique ukrainienne, Sviatoslav Shevchuk, s’est réjoui de la création de la nouvelle Église orthodoxe ukrainienne et a initié une coopération entre l’OCU et l’UGCC (gréco-catholique) « au nom du bien commun, de notre héritage, à savoir un État [ukrainien] unique, indépendant et uni. » Il est intéressant de noter que selon certains sondages, le soutien à l’autocéphalie ukrainienne est plus grand parmi les gréco-catholiques que dans certains milieux de l’UOC-KP (Patriarcat de Kiev). Selon moi, il s’agit avant tout d’une expression de nationalisme parmi les gréco-catholiques qui voient dans l’autocéphalie une défaite de la Russie.
Aujourd’hui, la relation entre l’UGCC (gréco-catholique) et l’UOC-KP (Patriarcat de Kiev) est bien meilleure que dans les années 1990 lorsque les Églises se disputaient les paroisses. Donc, je ne pense pas que la nouvelle OCU va se quereller avec la très influente UGCC (gréco-catholique) car elles partagent un ennemi commun en la personne de l’UOC-MP (Patriarcat de Moscou). Il faut également mentionner le fait que l’UGCC (gréco-catholique) est l’Église dominante dans deux régions en Ukraine. En outre, des politiciens de premier rang, comme l’ancien Premier ministre Arseniy Yatseniuk, et le chef du Parlement, Andriy Parubiy, sont membres de l’Église gréco-catholique ukrainienne. Cela signifie que cette Église bénéficie de soutiens politiques et qu’elle jouit d’un appui politique important. En 2017, le président Poroshenko a rendu hommage à l’ancien chef de l’UGCC (gréco-catholique), Liubomyr Guzar, lors de son discours de nouvel an à la nation. De façon très symbolique, il a tenu son discours en face du monastère Saint-Michel qui appartient à l’UOC-MP (Patriarcat de Moscou).
Malgré tout, cela ne signifie pas que la communauté orthodoxe et la communauté gréco-catholique ne gardent pas des rancœurs l’une contre l’autre. Une minorité de l’UOC-KP (Patriarcat de Kiev) considère toujours que les gréco-catholiques ont envahi le territoire orthodoxe et certains gréco-catholiques n’ont pas oublié que des temples ont été saisis par les autorités soviétiques et transformés en Églises orthodoxes. En outre, l’UGCC (gréco-catholique) se considère comme une Église nationale ancrée dans la tradition kiévienne. Sans nul doute, cette assertion ne fait pas écho dans le milieu orthodoxe ukrainien qui réclame aussi le titre d’Église nationale.
En conclusion, ce n’est pas vraiment le grand amour entre l’OCU/UOC-KP (Patriarcat de Kiev) et l’UGCC (gréco-catholique). Néanmoins, il est peu probable qu’ils s’affrontent sauf si l’OCU devenait l’Église dominante en Ukraine. Mais pour le moment, ce scénario n’est pas envisageable et l’OCU et l’UGCC (gréco-catholique) doivent cohabiter.
IVERIS : Le métropolite de Kiev et de toute l’Ukraine, le chef de la nouvelle Église orthodoxe (OCU) Iepifani, est un ancien évêque de l’UOC-KP (patriarcat de Kiev). Pourriez-vous nous dire comment il a été choisi et quelle est son autorité réelle aujourd’hui ?
DV : Bien que presque inconnu du grand public avant les derniers mois de 2018, Iepifani est le bras droit de Filaret, le chef de l’UOC-KP (patriarcat de Kiev). Bartholomée, le patriarche de Constantinople, était contre la nomination de Filaret, car certains évêques étaient hésitants à rejoindre la nouvelle Église orthodoxe si celle-ci était dirigée par une personnalité aussi clivante que Filaret. La nomination d’Iepifani était donc un choix logique. Il est très jeune et vient d’avoir 40 ans le 3 février, le jour de son intronisation. Il a reçu une bonne éducation et, grâce à Filaret, il s’est hissé rapidement au sommet de la hiérarchie ecclésiastique en tant que recteur de l’académie spirituelle de Kiev.
Filaret désire probablement rester en charge de façon indirecte. Un observateur l’a qualifié à juste titre de « primat de l’ombre ». Par exemple, il est toujours appelé patriarche au sein de l’UOC-KP (patriarcat de Kiev), il fait toujours des déclarations officielles et prend des décisions comme le chef réel de l’Église. Bien qu’Iepifani n’agisse pas encore de façon tout à fait indépendante, il prendra naturellement de la distance face à Filaret, qui a déjà 90 ans. Nombreux sont ceux parmi les partisans de l’autocéphalie qui pensent que Filaret a rempli sa tâche en amenant l’autocéphalie à l’Église et qu’il doit à présent se retirer. Comme l’écrivait Schiller : « Der Mohr hat seine Schuldigkeit getan, der Mohr kann gehen » — « Le Maure a fait son devoir, le Maure peut partir ».
Il est intéressant de remarquer que certaines personnalités cléricales et laïques ont voté contre Iepifani au profit de Mikhail de Lutsk, en tant que chef de la nouvelle OCU. Le président Poroshenko, lui, soutenait un troisième candidat, Siméon de Vinnitsa, appartenant à l’UOC-MP (patriarcat de Moscou). Au final, le président Poroshenko a dû faciliter le dialogue entre les différentes fractions au sein de l’UOC-KP (patriarcat de Kiev) et, au bout du compte, Mikhail a été obligé de retirer sa candidature au profit d’Iepifani.
IVERIS : Jusqu’à maintenant, seul le patriarcat de Constantinople a reconnu la nouvelle Église ukrainienne (OCU). Est-il correct de dire que la dépendance de Kiev est passée de Moscou à Constantinople ? Jusqu’à présent, aucune autre Église orthodoxe ne s’est clairement positionnée quant au Tomos (décret d’indépendance) donné à l’Église ukrainienne. Pourriez-vous décrire les dynamiques actuelles qui agitent le monde orthodoxe suite aux événements entre Constantinople, Kiev et Moscou ?
Il est difficile de lire clairement ce qui se passe dans les arcanes des relations inter-orthodoxes et au niveau du droit canonique. Selon le spécialiste reconnu Cyril Hovorun, l’OCU est une Église indépendante et Constantinople est son Église-mère, selon le Tomos. Ce serait une erreur de simplifier la situation et de dire que Kiev est passée d’une dépendance envers Moscou à une autre envers Constantinople. Le statut de l’Église orthodoxe russe (ROC) prévoit que l’UOC-MP (patriarcat de Moscou) jouit d’une grande autonomie en tant qu’Église auto-gouvernée. En réalité, l’UOC-MP suit les instructions de Moscou à cause des liens personnels qui les lient. Certains dirigeants de l’UOC-MP, tels que le métropolite Onufry et le très influent métropolite Anthony de Borispil, s’identifient comme membres de la ROC. Ainsi, le patriarche de Moscou, Kirill, exerce son influence sur l’UOC-MP à travers ces individus. Il sera beaucoup plus difficile pour Constantinople d’exercer une influence similaire sur l’OCU, car il n’existe pas de liens aussi forts entre les milieux orthodoxes d’Ukraine et ceux de Constantinople.
Je pense que l’autocéphalie donnée à l’OCU constitue un épisode, une nouvelle étape dans le combat qui oppose Moscou à Constantinople. Ce conflit s’est intensifié au cours du 19ème siècle. L’autocéphalie fait partie de la réponse de Bartholomée aux tentatives incessantes de la ROC de miner son autorité en tant que patriarcat œcuménique. En 2016, le refus de la Russie de participer au concile en Crète a largement contribué à miner les relations. Je me range à l’avis de Vasilios Makridis selon lequel cette étape du conflit « ne fait que commencer et, au vu des tenants et aboutissants des deux côtés, ce sera un conflit de longue haleine dont l’issue est incertaine. Le futur nous dira si l’une des deux parties l’emportera ou bien si un compromis pourra être atteint. »
Néanmoins, Constantinople ne veut pas fâcher Moscou plus que nécessaire, et ne veut certainement pas donner la moindre raison aux autres Églises orthodoxes de ne pas reconnaître la nouvelle Église orthodoxe d’Ukraine. Je pense, par exemple, que Bartholomée a demandé à Iepifani qu’il mentionne le patriarche de Moscou, Kirill, parmi les autres chefs d’Églises autocéphales lors de ses sermons. Auparavant, Iepifani a toujours refusé de le mentionner, considérant que la ROC était un instrument de l’État russe dans le conflit en Ukraine.
Quant à la reconnaissance de la nouvelle Église orthodoxe ukrainienne par les autres Églises autocéphales, je pense qu’il est encore trop tôt pour se prononcer. Je sais que Constantinople, l’OCU et le gouvernement ukrainien s’activent pour obtenir cette reconnaissance, alors que Moscou fait tout pour les en empêcher. Mon sentiment est qu’au moins une partie du monde orthodoxe reconnaîtra la nouvelle Église.
IVERIS : Nous ne pouvons pas nier qu’il y a une forte motivation politique derrière l’indépendance donnée à l’Église ukrainienne. Lors de l’un de vos discours précédents, vous avez mentionné le risque de voir l’Église ukrainienne devenir une sorte de contre-pouvoir, notamment en ce qui concerne les valeurs sociales liées à la famille et à l’éducation. D’un autre côté, l’Église est aussi une force unificatrice. Comment envisagez-vous le futur de la relation entre le pouvoir temporel et spirituel en Ukraine ?
DV : Lors de mon discours au symposium de l’International Center for Law and Religious Studies (ICLRS), j’ai parlé des choix politiques et éthiques des principales Églises ukrainiennes, et surtout de l’UOC-KP (patriarcat de Kiev) et de l’UGCC (gréco-catholique). Le gouvernement ukrainien utilise les principales Églises, à l’exception de l’UOC-MP (patriarcat de Moscou), pour promouvoir sa politique d’intégration européenne et ses vues dans le conflit avec la Russie. On parle aujourd’hui en Ukraine des « athées du patriarcat de Kiev » pour faire référence aux personnes non religieuses qui soutiennent l’autocéphalie uniquement pour s’opposer à Moscou.
Examinons de plus près la situation et l’ambivalente position qu’entretiennent les Églises ukrainiennes à l’égard de l’intégration européenne. De façon générale, elles soutiennent cette intégration dans la mesure où elle permet de s’éloigner de Moscou afin de rejoindre une « maison européenne » abstraite. Cependant, elles ne se réjouissent pas à l’idée d’accepter tous les standards des droits de l’homme et n’acceptent pas les limitations à la souveraineté de l’État dans certains domaines. Je fais référence ici à une crainte existentielle que les Églises éprouvent vis-à-vis de ce qu’elles appellent le libéralisme séculier ou agressif. Les Églises tremblent à l’idée de se diriger vers une société plus diverse, pluraliste et tolérante en Ukraine. Pour illustrer mes propos, je voudrais revenir au discours que Filaret a prononcé en mai 2018 au Parlement européen. Il a déclaré que l’Ukraine faisait partie de l’Europe, tout en mettant l’accent sur les véritables fondations et les valeurs réelles de l’Europe que sont le christianisme et la démocratie. Selon Filaret, la perte de ces valeurs reviendrait à nier les valeurs morales chrétiennes et donc à miner la maison européenne. En soi, il n’y a rien de neuf dans ce discours. La plupart des Églises orthodoxes européennes partagent cette position ambivalente quant à l’intégration européenne de leurs pays respectifs. Les Églises ukrainiennes, cependant, sont différentes car elles font la promotion active de l’intégration européenne comme choix politique dans le cadre du conflit avec la Russie. En conséquence, au fur et à mesure que l’intégration de l’Ukraine va se matérialiser, les Églises vont exprimer leur scepticisme et leurs craintes de plus en plus fort, les mettant en porte-à-faux avec les autorités ukrainiennes.
Sur le plan social, les Ukrainiens sont largement opposés à toutes les questions LGBTQ et certains aspects liés à l’égalité des genres, par exemple. Le problème, donc, n’est pas tant lié au fait que l’OCU ou l’UGCC (gréco-catholique) considèrent que l’Europe fait des compromis moraux, mais plutôt au fait que l’Église ne fait que refléter l’opinion de la majorité des Ukrainiens.
Environ 75 % des Ukrainiens se considèrent orthodoxes, mais 90 % d’entre eux ne vont pas à la messe et ne participent pas à la vie pastorale. Cette réalité empirique réduit en fait l’influence de l’Église à ceux qui vont à l’église. En outre, les opinions politiques dans l’Ukraine d’aujourd’hui sont liées à une Église : si vous êtes Ukrainien patriote, vous adhérerez probablement à l’UOC-KP (patriarcat de Kiev) ou à l’OCU. Si vous êtes plutôt pro-russe ou anti-européen, vous choisirez l’UOC-MP (patriarcat de Moscou).
Pour le moment, la nouvelle Église OCU dépend largement de l’État et évitera tout conflit avec celui-ci. L’OCU va probablement tenter de forger une relation privilégiée avec l’État à l’instar des autres pays ex-soviétiques comme la Géorgie, la Moldavie, la Biélorussie ou la Russie. Mais elle rencontrera des difficultés. D’abord, parce que l’UOC-MP (patriarcat de Moscou) reste forte, surtout dans le Sud et l’Est du pays. Les autorités locales continueront donc à soutenir l’UOC-MP. Ensuite, si le président Poroshenko perd les élections en mars 2019, il n’est pas certain que l’OCU continuera à bénéficier d’un soutien aussi important que celui que l’actuel président lui offre. En un mot, je ne pense pas qu’il y aura un conflit majeur entre l’OCU et les autorités laïques dans un futur proche. De même, je ne pense pas qu’un modèle de relation Église-État similaire aux autres ex-républiques soviétiques soit envisageable. L’UOC-MP est puissante, ainsi que les minorités comme les gréco-catholiques et les protestants. Enfin, pour avoir un type de relation Église-État comme en Russie, il faudrait un régime politique similaire à celui de la Russie. Et ce n’est pas le cas en Ukraine.
Les relations entre l’UOC-MP et le gouvernement vont quant à elles se compliquer, à mon avis. Le 20 décembre 2018, le Parlement a adopté une loi obligeant l’UOC-MP à changer de nom au profit de « Église orthodoxe russe en Ukraine ». Personnellement, je pense que l’État ne peut pas imposer des restrictions sur le nom d’une Église, et l’UOC-MP pourrait contester cette décision en la portant devant la Cour européenne des droits de l’homme. Même si les autorités ukrainiennes perçoivent l’UOC-MP comme une entité politiquement orientée et qu’elles souhaiteraient qu’elle s’identifie à la Russie, l’UOC-MP n’est pas un parti politique ou un lobby. Les autorités ne peuvent pas imposer à une Église des restrictions similaires à celles qu’elles imposent à une institution politique. Dans une autre tentative de miner l’influence de l’UOC-MP, le Parlement a adopté certains amendements à la loi sur les organisations religieuses afin de faciliter le transfert des communautés de l’UOC-MP à l’OCU. Dans ses discours et sur les réseaux sociaux, le président Poroshenko encourage les communautés de l’UOC-MP à rejoindre la nouvelle Église et parle de l’Église non-ukrainienne en faisant référence à l’UOC-MP. Il célèbre la création de l’OCU comme l’Église sans Poutine. En ces temps de tension, la société ukrainienne, y compris les intellectuels en vue, les médias et les académiciens, considèrent que l’OCU est amie et l’UOC-MP est ennemie.
IVERIS : Les républiques auto-proclamées de Louhansk et Donetsk sont majoritairement russophones et suivent le patriarcat de Moscou. Des rapports parlent de répression à l’encontre des protestants dans le Donbass, ce qui, à nouveau, soulève la question de la religion comme identifiant et donc comme source de confrontation dans le conflit qui sévit. Quel rôle positif pourraient jouer les dirigeants religieux dans la résolution du conflit ?
Je suis assez pessimiste sur le sujet. L’UOC-MP a un statut de quasi-religion officielle dans les républiques auto-proclamées de Louhansk et Donetsk. Les autres religions, qu’elles soient non-traditionnelles comme Hare Krishna ou les Témoins de Jéhovah, ou bien les religions associées à l’Ukraine comme les gréco-catholiques et l’UOC-KP, sont opprimées voire simplement interdites. Donetsk et Louhansk suivent la politique religieuse de Moscou et de nombreux rapports décrivent les persécutions à l’encontre des prêtres et des croyants, la violence qu’ils subissent allant jusqu’au meurtre et la confiscation des biens.
Selon moi, le conflit entre l’Ukraine et la Russie n’est en rien religieux. Certes, la Russie utilise la religion. Par exemple, elle prétend que la Crimée est le berceau de la chrétienté orthodoxe russe, alors qu’en réalité, elle est le berceau de la chrétienté pour le monde slave de façon générale. Le projet Russky Mir (Monde Russe) est pour Moscou un moyen d’attirer dans sa zone d’influence les russophones et les croyants associés à l’Église orthodoxe russe. Dans le Donbass, il y a plusieurs groupes armés, dont l’armée orthodoxe russe, qui sont venus combattre en Ukraine pour défendre le christianisme orthodoxe russe et qui ont été par la suite accusés d’avoir commis des violences contre les civils.
Je pense que le conflit est donc plus politique et géopolitique que religieux : la Russie veut garder le contrôle sur l’Ukraine et l’empêcher de rejoindre l’Union européenne et surtout l’OTAN. Le président Poutine désire maintenir des régimes satellites dans la zone post-soviétique. Il n’y a donc, à mon avis, aucun agenda religieux ni cause religieuse à ce conflit. La religion est une arme et une victime du conflit en Ukraine. Les questions religieuses ne sont pas discutées au cours des négociations de paix et je ne pense pas que les acteurs religieux puissent avoir un impact positif dans le conflit. Il est clair que l’Église orthodoxe russe a perdu énormément dans ce conflit. Depuis 2010, le patriarche Kirill venait régulièrement en Ukraine, mais depuis 2014, il est quasi persona non grata et son Église est devenue un symbole de l’agression russe. Avant la guerre, les dirigeants de l’UOC-MP bénéficiaient d’un grand respect parmi les Ukrainiens, surtout Volodymyr Sabodan, le chef précédent de l’UOC-MP. À présent, l’UOC-MP a perdu sa popularité au sein de la population ukrainienne.
Les Églises principales sont trop faibles pour pousser un agenda de pacification. L’UOC-MP n’a plus la crédibilité nécessaire car elle est perçue comme une extension du Kremlin, et l’UOC-KP, l’OCU et l’UGCC ne troqueront jamais leur indépendance au profit de la paix dans le Donbass.
IVERIS : Vous avez évoqué la possibilité selon laquelle le président Poroshenko viendrait à perdre les élections. Dans deux mois, les Ukrainiens vont élire un nouveau président. Que pouvez-vous nous dire en conclusion, de l’importance que représente l’autocéphalie donnée à l’Église orthodoxe ukrainienne dans cette période pré-électorale ?
DV : Sans le moindre doute, l’Ukraine fait la promotion de l’autocéphalie dans le cadre de sa politique de sécurité. Le président Poroshenko et son équipe en ont bien compris l’utilité. L’État ukrainien a besoin du soutien de l’OCU et de l’UGCC pour porter la vision ukrainienne du conflit au niveau international. Le prochain président devra maintenir de bonnes relations avec l’OCU car l’autocéphalie est très populaire au sein de la société ukrainienne. Dans le cas peu probable où le président serait pro-russe, la relation État-Église changerait, mais encore une fois, c’est un scénario difficile à envisager.
Je ne m’attends pas à une amélioration de la relation entre l’État et l’UOC-MP tant que le conflit avec la Russie n’est pas résolu. Pour le président Poroshenko, l’autocéphalie était un projet personnel qu’il était déterminé à mener jusqu’au bout. Si le président Poroshenko est réélu pour un deuxième mandat, l’État poursuivra certainement sa politique de soutien à l’OCU pour prendre le dessus sur l’UOC-MP. La situation autour des monastères d’État de Kyiv Pechersk (la laure des Grottes de Kiev) et Pochayiv Lavras (la Sainte Dormition) est éloquente. Ces monastères ont une énorme portée historique et spirituelle et, selon le patriarche Filaret, ils doivent être transférés de l’UOC-MP à l’OCU. Si le président Poroshenko quitte la présidence, son ou sa remplaçante pourrait être moins intéressé(e) par la chose religieuse et prendre de la distance dans ce conflit religieux, même si la relation avec l’UOC-MP, comme je le disais, ne s’améliorera certainement pas dans un futur proche. Dans la course à la présidence, la candidate Yulia Tymoshenko est une prétendante plausible et elle a aussi exprimé son soutien au patriarche informel de l’OCU, Filaret.
Selon les derniers sondages, 43 % des chrétiens orthodoxes ukrainiens s’identifient à l’OCU contre 15 % à l’UOC-MP. Voilà une bonne raison pour la plupart des politiciens de maintenir de bonnes relations avec l’OCU !
Entretien réalisé par Bruno Husquinet.
Le docteur Dmytro Vovk est directeur du Centre Rule of Law and Religion Studies au sein de l’Université de droit Yaroslav le Sage (Kharkiv, Ukraine). Il est co-éditeur d’un ouvrage collectif intitulé Religion during the Russian-Ukrainian Conflict à paraître aux éditions Routledge en 2019.