Capitulation démocratique à l’ivoirienne

par | 5 Nov 2025 | Notes

L’élection présidentielle en Côte d’Ivoire s’est achevée sans surprise. Le 4 novembre, le Conseil constitutionnel a proclamé les résultats définitifs. Alassane Ouattara, élu avec 89,77 % des voix exprimées, entame donc son quatrième mandat. Les États-Unis ont été les premiers à féliciter le chef de l’État ivoirien pour sa réélection et ont réaffirmé leur volonté de « promouvoir la sécurité régionale au bénéfice des peuples américain et ivoirien ». La valse des congratulations devrait suivre. Les chancelleries occidentales comme la CEDEAO respirent, soulagées de clore cette nouvelle séquence électorale et de garder dans leur giron, cet État stratégique du Golfe de Guinée. Dans un communiqué aussi déconcertant qu’incongru, l’organisation sous-régionale a, elle, salué un scrutin « pacifique » et « exemplaire », évoquant la maturité d’un pays qu’elle décrit comme un pilier de la stabilité régionale. Après 23 morts et plus d’un millier d’arrestations, il fallait oser qualifier ce scrutin de pacifique et d’exemplaire, la CEDEAO l’a fait. Mais comment proclamer la fin d’une crise qui couve encore ? Et que dire de la stabilité évoquée pour légitimer l’échec démocratique ? Loin de garantir un long fleuve tranquille, ce type d’élection, selon des processus désormais bien connus, prépare toujours les conditions de l’instabilité de demain.

Paix et soumission

Alassane Ouattara, détenteur de tous les pouvoirs régaliens, a organisé cette élection pour se faire réélire dans un fauteuil. Chaque étape a été minutieusement verrouillée. La Commission électorale indépendante (CEI) a refusé de réviser la liste électorale avant la présidentielle. Le Conseil constitutionnel n’a validé que 5 candidats sur 60, excluant les deux chefs des principaux partis d’opposition : Laurent Gbagbo du PPA‑CI et Tidjane Thiam du PDCI, ne conservant que ceux incapables de menacer le président sortant. Pour preuve : aucun des quatre prétendants n’a dépassé la barre symbolique des 5 %. D’ailleurs, dès août 2025, bien avant que la campagne électorale ne commence, la victoire au premier tour d’Alassane Ouattara était déjà assurée. À cette date, la CEI a avancé les législatives au 27 décembre. Or, comment savait elle qu’il n’y aurait pas de second tour ? Car si celui-ci devait avoir lieu, il aurait dû se tenir le 29 novembre, rendant impossible tout autre scrutin dans un délai inférieur à un mois. Cela fait donc longtemps que les dés étaient jetés, pipés.

Selon des diplomates occidentaux à Abidjan, conscient que ce quatrième mandat n’allait pas de soi pour ses partenaires, Alassane Ouattara, leur avait assuré que l’élection serait « apaisée » – pour rappel, en 2020 le bilan du 3ème mandat avait été de 85 morts. – Parallèlement aux manœuvres institutionnelles, les autorités ont donc opté pour un maintien de l’ordre « soft » conjuguant l’hyper-surveillance des opposants et la répression judiciaire. Dès juillet 2025, de nombreux cadres du PDCI et du PPA-CI ont été préventivement incarcérés et les arrestations se sont poursuivies jusqu’à aujourd’hui.

Aucun Ivoirien n’a été dupe de ce « coup d’État civil », comme le qualifie Laurent Gbagbo. Les soutiens du président sortant s’en réjouissent, les opposants le dénoncent et la majorité silencieuse se résigne. En effet, Alassane Ouattara a imposé à ses concitoyens un pacte cornélien : la paix contre la soumission. S’opposer au quatrième mandat, contester l’exclusion des candidats signifie s’exposer à la répression et risquer de plonger le pays dans le chaos. Ce compromis de servitude volontaire repose sur les traumatismes de la guerre de 2011. À Abidjan, durant toute la période préélectorale, les souvenirs de ce conflit étaient omniprésents. Interrogés au hasard des rencontres sur leur choix ou sur les conditions du scrutin, les Ivoiriens répondaient invariablement : « On veut la paix. » « On ne veut pas revivre 2011. »

Inconsciemment, par calcul ou encore par immaturité politique, les quatre candidats qui ont accompagné cet ersatz électoral : Simone Ehivet, présidente du MGC, Jean-Louis Billon, dissident du PDCI, Ahoua Don Mello, transfuge du PPA‑CI, et Henriette Lagou, présidente de GP Paix, ont cautionné ce compromis hobbesien. Ils ont validé la logique sécurité contre servitude volontaire imposée par le président sortant. Charles Blé Goudé, soutien de Simone Ehivet, l’a d’ailleurs fort bien résumé lorsqu’il a déclaré pendant la campagne électorale : « Ce que nous demandons aux Ivoiriens, c’est de donner leurs voix, pas leurs vies. »

L’opposition en déconstruction

Face à ces rouleaux compresseurs, l’opposition incarnée par le Front Commun, une coalition réunissant le PPA‑CI et le PDCI, s’est retrouvée confrontée à de nombreuses difficultés. Pourtant, jamais ces deux partis, autrefois rivaux, n’avaient été aussi unis dans une lutte commune. Sur le papier, ils avaient un boulevard devant eux puisque les groupes ethniques qui leur sont traditionnellement affiliés représentent deux tiers de la population ivoirienne. (Hors immigration, très importante en Côte d’Ivoire : officiellement 22 %, mais officieusement beaucoup plus, notamment avec les réfugiés des pays du Sahel, comme le Burkina Faso, en proie aux groupes armés djihadistes.)

Le 9 août, les deux partis  avaient organisé une manifestation unitaire rassemblant, selon les organisateurs, quelque 500 000 personnes. Le 16 août, lors d’un meeting à Yopougon, Laurent Gbagbo a réédité la performance. Forts de ces succès retentissants, les deux équipes ont été convaincues qu’elles pouvaient compter sur un soulèvement populaire. Ont-elles été trop confiantes ? Participer à un événement autorisé et encadré n’est pas du même ordre que de participer à une marche interdite et ainsi risquer de se faire arrêter. La marche du 11 octobre l’a démontré, non seulement elle a été un fiasco, mais le choix peu judicieux du trajet a conduit à ce que les Forces de Défense et de Sécurité cueillent les rares manifestants comme des « fruits mûrs », avec plus de 700 arrestations à la clé. Certaines personnes déjà jugées pour leur participation ont été condamnées à 36 mois de prison.

À l’intérieur du pays, des tentatives de blocages et de soulèvements ont également eu lieu. Le pouvoir a déployé 44 000 forces de Défense et de Sécurité qui ont adopté la tactique dite « de l’étouffement des étincelles », intervenant rapidement sur chaque départ de feu. À Yamoussoukro, après l’incendie de la CEI locale, les autorités ont imposé un couvre-feu et déployé des blindés. Dans plusieurs autres villes, des incidents ont entraîné morts et blessés, mais les événements les plus douloureux se sont produits à Nahio, en pays bété, dans la région du Haut-Sassandra. Dans ce fief de Laurent Gbagbo, les autochtones opposés au 4ème mandat ont décidé d’empêcher le bon déroulement du scrutin ; les allogènes pro-Ouattara de la commune sont intervenus et ont bastonné les manifestants. Bilan : 5 morts, dont une femme égorgée et un homme brûlé vif, 26 blessés par balle et deux à la machette. Ce drame illustre la manière dont les différends politiques peuvent dégénérer en affrontements communautaires. Dans un pays où la réconciliation n’a jamais eu lieu ; dans un pays où il n’y a jamais eu de justice pour les victimes des massacres de 2011 ; dans un pays où les problèmes fonciers entre autochtones et allogènes n’ont jamais été aussi importants, le risque que ces événements se reproduisent ici ou ailleurs n’est pas mineur.

Devant les morts, les blessés, les arrestations et la victoire proclamée d’Alassane Ouattara le Front commun doit se rendre à l’évidence : il a échoué. Pourtant, Laurent Gbagbo a répété comme un mantra : « il n’y aura pas de 4ème mandat ». Tidjane Thiam avait promis de « libérer la Côte d’Ivoire en 7 jours ». Certes, ils ont été confrontés à une hyper-surveillance et à l’incarcération de leurs meilleurs éléments, mais la coalition a aussi pâti de son manque de stratégie, des fragilités internes, des luttes intestines à l’intérieur de chacun des partis. Cerise sur le gâteau, au beau milieu de la bataille, à deux jours du scrutin, alors que tout le pays était tendu comme un arc, Laurent Gbagbo a maladroitement ouvert une crise de succession en évoquant, dans un entretien avec Alain Foka, sa prochaine retraite. Tidjane Thiam fait face, lui, à une fronde au sein de son parti qui lui reproche d’avoir dirigé la lutte depuis Paris, par peur de subir les foudres des autorités ivoiriennes. Au passage, le pouvoir n’est pas mieux loti. Alassane Ouattara commence son dernier mandat, il est âgé, fatigué, dans son camp les prétendants au trône sont nombreux à guetter les failles…

La colère des vaincus

Dans ce contexte, les élections législatives s’annoncent comme une nouvelle source de tension. Pour ne pas perdre leurs avantages, la majorité des cadres des deux partis d’opposition se disent favorables à une participation. Sur les réseaux sociaux, les militants, eux, s’y opposent avec vigueur. Pour ceux qui refusent de se soumettre, aller aux élections reviendrait à reconnaître l’élection d’Alassane Ouattara. Ils crient à la capitulation, à la trahison. Tidjane Thiam a déjà annoncé que le PDCI affronterait cette nouvelle bataille, tandis que le PPA-CI hésite encore. Il a d’ores et déjà programmé une marche pour le 8 novembre.

Déjà affaiblis par leur échec et leurs problèmes internes, en participant aux législatives, les partis politiques prennent le risque de se couper de leur base et ainsi de se délégitimer aux yeux de leurs soutiens.  Cela a en quelque sorte déjà commencé,  le succès grandissant de l’activiste Pulchérie Gbalet, qui campe sur des positions radicales, en est le symptôme.
Faute d’incarnation, cette colère pourrait emprunter d’autres chemins. Dans un pays qui a été coupé en deux par des groupes armés pendant dix ans, où les injustices foncières restent préoccupantes et où les fractures entre autochtones et allogènes demeurent vives, faut-il vraiment tenter l’aventure ? Par ailleurs, ce n’est pas le seul danger. Tous les pays qui ont connu des élections insincères ont fini, tôt ou tard, par en payer le prix fort. Pour ne citer que les exemples ouest africains : le coup d’État de 2020 au Mali a suivi les élections contestées de 2018 ; celui du Niger, en 2023, est venu dans le sillage de la présidentielle de 2021, etc. Les processus sont bien connus et ne devraient plus surprendre personne.

Leslie Varenne

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