Nigéria : des frappes américaines aux motivations troubles

par | 30 Déc 2025 | Notes

Le jour de Noël, les États-Unis ont mené des frappes dans la région de Sokoto, au nord-ouest du Nigéria. Les justifications de Washington, le manque de transparence sur les objectifs atteints ajoutés aux déclarations confuses des autorités nigérianes, ont laissé Sahéliens et observateurs dubitatifs. Ce flou autour des motivations, comme sur le déroulement de l’opération, a donné lieu à de multiples interprétations alimentant ainsi les tensions dans une région déjà en proie à de multiples crises. S’agissait-il vraiment de protéger les chrétiens contre l’Etat islamique comme l’a déclaré Donald Trump ou faut-il aller chercher les raisons ailleurs ?

Quand les Tomahawk sèment le doute

Selon l’agence Reuters, dans la nuit du 25 au 26 décembre, le Pentagone a tiré seize missiles de croisière Tomahawk depuis des plateformes navales stationnées dans le Golfe de Guinée, ainsi que des munitions GPS guidées via drones MQ‑9 Reaper. Toujours d’après cette agence de presse, ces bombardements ont ciblé deux camps de djihadistes liés à l’Etat islamique dans la forêt de Bauni, dans l’Etat de Sokoto. Sauf que, selon plusieurs sources nigérianes, des villages touchés n’ont jamais signalé de présence terroriste. C’est le cas notamment de Jabo où selon un député de la région, qui s’est rendu sur place, les missiles ont atterri dans un champ vide à environ 300 mètres d’un hôpital local, sans qu’aucun blessé ni décès ne soit à déplorer. Des représentants locaux ont visité d’autres sites et ont confirmé l’absence de militants identifiés à l’endroit des explosions. Les parlementaires se sont interrogés sur le  but des frappes aériennes : « S’agissait-il d’une attaque visant à faire les gros titres ou à envoyer un message inexplicable ? »

Même embarras concernant Lakuwara, le mouvement djihadiste ciblé par les frappes. Pour James Barnett, spécialiste des dynamiques djihadistes au Sahel : s’il existe des indices de liens entre ce groupe et l’Etat islamique au Sahel, il est néanmoins difficile d’établir une affiliation directe. Toujours selon ce chercheur, Lakurawa ne désigne d’ailleurs pas un groupe djihadiste structuré, c’est un terme générique employé localement pour qualifier des combattants venus du Sahel opérant dans le nord-ouest du Nigéria. Cette appellation recouvre en outre des réalités hétérogènes, mêlant djihadistes, bandits armés et milices locales.

A cette action militaire erratique, s’ajoute le flou diplomatique. Lorsque Donald Trump annonce ces bombardements sur son réseau social, le 25 décembre 2025, il précise que ceux-ci ont été opérés à la demande du Nigéria. Il ajoute que ces cibles ont été choisies pour protéger « principalement des chrétiens innocents » de l’Etat islamique. Le lendemain, le gouvernement nigérian adopte un ton beaucoup plus prudent, évoquant une coopération dans le renseignement et une coordination stratégique. Les autorités se gardent bien de mentionner une quelconque demande explicite et de confirmer l’aspect religieux. Puis, le ministre nigérian des Affaires étrangères, Yusuf Maitama Tuggar, précise qu’il a eu des conversations téléphoniques quelques minutes avant l’opération avec le secrétaire d’État américain Marco Rubio en insistant sur le fait que l’action n’était pas dirigée contre une religion particulière. Enfin, le commandement américain pour l’Afrique (AFRICOM) modifiait ses posts sur le réseau d’Elon Musk : « à la demande » des autorités nigérianes devenait « en coordination » avec ces mêmes autorités. Cet embrouillamini diplomatique démontre l’embarras de tous les acteurs lors d’une opération mal ficelée. Quant au gouvernement nigérian, s’il a fini par endosser les frappes, il s’est bien gardé d’en revendiquer le caractère religieux.  

En effet, si la croisade de Donald Trump pour « sauver les chrétiens » peut répondre aux pressions des puissants lobbys évangéliques américains, au Nigéria elle est particulièrement malvenue. Dans l’État de Sokoto, comme dans l’ensemble du nord du pays, les chrétiens constituent une minorité, la majorité d’entre eux vivant dans le sud. Ils ne sont pas non plus spécifiquement ciblés par les groupes djihadistes, dont les violences frappent les populations civiles sans distinction de religion[i]. Dès lors, si ces bombardements avaient réellement pour objectif de « sauver les chrétiens », d’autres théâtres de crise, comme la Syrie par exemple, offriraient des justifications bien plus évidentes à une intervention américaine. Cette rhétorique contribue, par ailleurs, à créer des tensions artificielles entre chrétiens et musulmans, à renforcer le malaise régional tout en alimentant diverses théories sur les motivations réelles de l’opération.

Les hypothèses se ramassent à la pelle

Actuellement dans la région règne un climat de guerre froide entre les pays soutenus par la Russie, ceux de l’Alliance des Etats du Sahel (AES) : Mali, Burkina Faso, Niger et les Occidentaux. Les frappes américaines ont donc été vécues par ces Etats comme une menace directe. Le Niger partage une frontière à l’ouest et au nord-ouest avec la région de Sokoto avec des axes stratégiques où circulent commerçants, mafieux et djihadistes. Par crainte d’être dans le viseur, les autorités nigériennes ont dès le 27 décembre ordonnée une mobilisation générale. Souvent taxée de paranoïaque, la junte au pouvoir à Niamey a néanmoins quelques raisons d’être inquiète. D’une part, nombre de militants de Lakurawa sont originaires du Niger. De l’autre, Washington n’a que très peu apprécié d’être sommé de quitter sa grande base de drone à Agadez après le coup d’Etat de juillet 2023. Et enfin, c’est dans leur capitale qu’en octobre dernier a été enlevé, probablement par l’Etat islamique au Sahel, un pilote américain travaillant pour une ONG évangélique.  Pour autant, il ne semble pas que les pays de l’AES aient été dans le viseur des USA, même indirectement, surtout dans cette période de détente et de négociations sur l’Ukraine entre la Russie et les Etats-Unis.

Un diplomate ouest-africain avance une autre explication possible à ces frappes. Les combattants de l’État islamique accusés d’avoir tué deux soldats américains à Palmyre, en Syrie, le 13 décembre dernier, auraient réussi à s’enfuir et à se réfugier au Nigéria. La Maison Blanche aurait ainsi menée une opération de représailles le jour de Noël, en invoquant la protection des chrétiens. D’une pierre, deux coups… Sauf que, en général, les Américains revendiquent haut et fort ce type d’action, à moins que les Tomahawks aient raté leurs cibles…  Cette lecture néanmoins se heurte à une autre faille, dès octobre 2025, soit bien avant l’attaque de Palmyre, Donald Trump avait déjà menacé le Nigéria de frappes, en invoquant exactement le même argumentaire. Ou encore, ne s’agissait-il que de rassurer l’électorat évangélique à une date symbolique ? Au prix des Tomahawks, ce serait une communication onéreuse.  

Il est également possible de relier ces bombardements de Noël à l’obsession chinoise de la diplomatie américaine. Historiquement considéré comme l’allié fiable des États-Unis en Afrique de l’Ouest, le Nigéria, premier producteur de pétrole d’Afrique subsaharienne, s’affranchit. Sur les sept premiers mois de 2025, ses échanges commerciaux avec la Chine ont atteint 15,48 milliards de dollars, soit une augmentation de 34,7 % par rapport à la même période en 2024. Cette hausse spectaculaire illustre le renforcement des liens économiques entre Abuja et Pékin. Dès lors, les bombardements de Noël pourraient s’apparenter à un coup de semonce envers ce partenaire historique. Cela ressemble d’ailleurs aux attaques envers les embarcations de pêcheurs vénézuéliens rebaptisés narcotrafiquants par le Secrétaire d’Etat, Marco Rubio. Il existe des similitudes entre Caracas et Abuja. Les deux sont d’importants pays pétroliers qui pour des raisons différentes  s’émancipent du dollar. Pour le Venezuela, cette dé-dollarisation est largement contrainte par les sanctions américaines, qui l’ont poussé à recourir au yuan, ou à des circuits parallèles pour maintenir ses exportations. Pour le Nigéria, elle relève plutôt d’une démarche pragmatique. Dès 2018, Pékin et Abuja ont conclu un accord d’échanges de devises visant à diversifier ses devises de règlement, réduire la pression sur ses réserves en dollars et approfondir sa coopération financière avec la Chine. L’accord a été renouvelé en décembre 2024. Dans les deux cas, Pékin apparaît comme un partenaire incontournable. Nigéria, Venezuela : mêmes combats ?

Qu’il s’agisse de pression sur un allié, de représailles, d’influence économique, ces bombardements de Noël illustrent l’état du monde. Une opération militaire terrorisant les populations, qui pourrait avoir des conséquences majeures dans une région déjà fragilisée, est menée dans la plus totale opacité. Cela laisse libre cours aux théories du complot, qui, il faut bien le reconnaître, ne sont parfois pas si éloignées de la réalité. Lorsqu’il suffit d’un tweet pour déclencher un tsunami et quelques migraines diplomatiques, décrypter, analyser, comprendre, devient une gageure.


[i] A ce titre, il est intéressant de lire l’article du chercheur, Marc Antoine Pérouse de Monclos, spécialiste du Nigéria  « Des États-Unis au Nigeria, la fabrique d’un « génocide des chrétiens ».

Leslie Varenne

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